Gilles Lamontagne, un homme d’influence québécois [Interview]

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G. Lamontagne et son biographe, F. Lemieux. Photo Annie Thériault Roussel, Journal de Québec

L’influence peut être traitée au travers de nombreux prismes : la doctrine, les outils, l’expérimentation, etc. Aujourd’hui, à l’occasion de la sortie du livre « Gilles Lamontagne, sur tous les fronts », écrit par mon ami Frédérique Lemieux, historien à l’Assemblée Nationale du Québec, nous allons parler de l’influence en tant que génie politique incarné par un homme qui a marqué son époque et au-delà.

Frédéric, avant de commencer, peux tu rapidement nous rappeler ton parcours ?

J’ai une maîtrise en histoire de l’Université de Sherbrooke depuis 2000, année où j’ai commencé à travailler à l’Assemblée nationale en tant qu’historien. Pendant 10 ans, j’ai eu la chance d’être formé par deux historiens seniors, Jocelyn Saint-Pierre et Gilles Gallichan, avec qui j’ai beaucoup appris.

En 2005, j’ai été coauteur d’un premier ouvrage intitulé L’histoire du Québec à travers ses lieutenants-gouverneurs, puis, en 2008, du grand succès Québec : quatre siècles d’une capitale. Ces deux expériences ont été formidables du point de vue de l’apprentissage, autant pour ce qui touche l’édition, la direction de projet de livre, l’écriture, la recherche, que des relations avec les médias et les nombreuses conférences données après la publication auprès d’auditoires intéressés par cet ouvrage. 

Pour nos lecteurs francophones, mais pas nécessairement québécois, peux-tu nous rappeler qui est G. Lamontagne, quel a été son parcours ?

La plupart des gens connaissent Gilles Lamontagne à titre d’ancien maire de Québec (1965-1977) ou de ministre de la Défense nationale (1980-1983). En fait, Lamontagne n’est connu que par tranches. Dans mon ouvrage, je le présente en entier comme jamais il ne l’a été auparavant.

Lamontagne est né à Montréal – comme moi d’ailleurs – en 1919 au sein d’une famille de manufacturiers canadiens-français. À l’époque, les Québécois étaient peu présents dans ce secteur d’activité économique. C’était un jeune homme assez indépendant qui, désireux de ne pas se fondre au le moule familial, s’engage dans l’Aviation en 1941. Malgré qu’il soit difficile pour les francophones de se tailler une place dans cette branche de l’armée très anglophone et élitiste, il devient pilote de bombardier et se fait descendre en mars 1943 au retour d’une mission.

Les 26 mois de captivité passés en Allemagne nazie représentent une expérience marquante pour lui. À son retour au pays, troublé, désorienté, il parvient à dominer ce traumatisme et se lance en affaires à Québec, loin de sa famille, à titre de commerçant d’articles de luxe, porcelaine, vaisselle, etc. Il en sera ainsi pendant 20 ans. La guerre lui aura donné beaucoup d’aplomb, et constitue sans contredit la période charnière de sa vie.

L’appel de la politique survient au début des années 1960. Le Québec est alors en plein chambardement, avec le gouvernement de Jean Lesage au pouvoir, et la Révolution tranquille. La ville de Québec, elle, est encore ensommeillée et traverse de graves problèmes de développement.

Des ligues de citoyens s’organisent et l’une d’elle, la Ligue du Progrès civique, décide de se lancer en politique. Ses chefs sollicitent Lamontagne qui, lui, résiste, car il ne se croit pas fait pour la politique. Il est timide, trop franc selon lui, et bien dans son univers de commerçant. C’est une rencontre avec René Lévesque qui le convainc de se lancer et, en 1962, il est élu échevin, puis maire en 1965.

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Quatre grands acteurs de la Révolution tranquille : le maire de Québec, le premier ministre Daniel Johnson, le maire Jean Drapeau et le chef de l’opposition Jean Lesage, réunis pour l’ouverture du tunnel Louis-Hyppolite-Lafontaine (janvier 1967).

Comment est née cette biographie et comment s’est faite ta rencontre avec G. Lamontagne ?

J’ai rencontré Gilles Lamontagne en 2003, lors du projet de L’histoire du Québec à travers ses lieutenants-gouverneurs. Comme il a occupé ce poste de 1984 à 1990, je devais rédiger une courte biographie de lui. J’ai alors découvert combien sa vie était bien remplie
, pleine de rebondissements. C’est un homme extrêmement populaire à Québec, où il a été maire de 1965 à 1977. Les gens l’apprécient beaucoup encore aujourd’hui, et c’est pourquoi je jugeais très pertinent qu’un jour quelqu’un écrive sa biographie.

Je dois avouer qu’il était très méfiant – il l’est de nature -, et très humble en même temps. Il croyait qu’une biographie ennuierait les gens. Finalement, ce n’est qu’en 2007, alors que nous discutions du sort de ses archives personnelles, qu’il m’a proposé que j’écrive quelques chapitres, histoire de voir ce que j’avais dans le ventre. Et nous voilà aujourd’hui avec cet ouvrage de 672 pages dont je suis très fier.

En tant qu’historien, tout le défi est de pouvoir documenter son travail de recherche. Comment as-tu pu rester dans le cadre d’un vrai travail historique et non dans un simple travail de biographe journalistique nécessairement soumis à plus « d’élasticité » dans le rapport à la réalité ?

J’ai toujours été agacé par ce que j’appellerais la « tentation romanesque », c’est-à-dire en dire plus que ce que les sources nous donnent. Certains auteurs de biographie ont tendance à agir ainsi, et j’apprécie peu ces passages.

À leur défense, ces auteurs racontent l’histoire de personnages souvent décédés, dont la vie est remplie de trous faute de sources. Je peux très bien comprendre que, devant de tels vides, ils soient tentés de « meubler » le récit et d’aller au-delà de ce que nous révèlent les documents d’époque. J’appelle ça « étirer la sauce ».

Je suis choyé, il faut le dire. Gilles Lamontagne était à ma disposition pour des entrevues. Il m’a fourni 25 % de toutes mes sources, et ce matériel était de première qualité. Je pense notamment au journal personnel de son père durant sa quête de l’or au Klondike, épisode avec lequel je commence le livre. Et aux lettres de guerre de Gilles Lamontagne, que même ses propres enfants n’ont jamais lues. Grâce à ces documents inédits, riches et rares, j’ai pu exactement connaître ce qui se passait dans l’esprit de chacun, à l’époque.

J’ai dû rechercher et trouver le 75% des autres documents, spécialement les chroniques de politique municipale allant de 1965 à 1977. Je les ai toutes sorties des microfilms, lues quotidiennement et digérées, pour connaître les faits et gestes de « Monsieur le maire », comme on l’appelle encore aujourd’hui.

De plus, autre privilège, si je ne comprenais pas un dossier, je n’avais qu’à téléphoner à mon « sujet » pour obtenir des éclaircissements.

Vous pouvez donc constater que ces conditions étaient idéales pour rédiger un ouvrage complet sur Lamontagne. Je crois que ce livre, dans la région de Québec, est attendu inconsciemment par la population depuis longtemps. Je pense sincèrement que personne d’autre ne pourra réaliser un ouvrage sur lui avec de meilleures conditions. Pour cette raison, je me sentais responsable, je sentais qu’il était de mon devoir de produire un ouvrage de qualité, ambitieux, complet, documenté, avec un style d’écriture « grand public », tout en respectant des critères stricts de rigueur intellectuelle pour que les faits et les déclarations soient véridiques.

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Gilles Lamontagne est le ministre de la Défense qui, en 1980, signe le contrat d’achat de 138 avions de chasse F-18A de McDonnell-Douglass. Sur cette photo, George S. Graff, président de cette compagnie, le ministre, et un haut-gradé.

L’influence, de manière simple, c’est changer la nature, ou le cours des choses, sans coercition. C’est donc un jeu très fin sur les perceptions des diverses parties prenantes dans une arène donnée. Pourquoi selon toi peut-on qualifier G. Lamontagne de fin stratège ? Comment est-il devenu un homme d’influence?

Il est à la fois un fin stratège et un excellent tacticien. À la base, il fait partie de la classe des gens d’affaires de Québec, qui est assez influente à l’époque pour susciter la création de la Ligue du Progrès civique, qui deviendra en 1964 un véritable parti politique municipal. Cette classe d’affaires est un réseau où Lamontagne est avantageusement connu, et elle l’appuie politiquement.

Ensuite, Lamontagne se révèle un homme politique peu enclin aux déclarations incendiaires. Son style sobre, amical, son intégrité sur la question des fonds publics, son souci d’instaurer à Québec un modèle de gestion orienté vers l’efficacité, équilibré et moderne. Il est le véritable père de l’Administration municipale. Il met de l’ordre, et la population de Québec apprécie beaucoup.

C’est aussi un conciliateur qui tente de trouver des solutions pratiques aux problèmes. Quand vient le temps de trancher, toutefois, il n’hésite pas. C’est une main de fer dans un gant de velours.

Son influence provient aussi du prestige lié à la fonction de maire de la capitale, bien qu’elle soit dans une triste situation en 1965.

Peux-tu illustrer tes propos par quelques exemples de manœuv
res au cours de sa carrière (divers degrés de responsabilités au Québec : Municipal, Provincial, monde des affaires) ?

Justement, sur le plan des fusions municipales, Québec est entourée, sur la seule rive nord, de 26 autres petites municipalités qui se chicanent et qui veulent se développer sans se soucier de leurs voisines. Cette situation est un obstacle à une politique concertée de développement régional, et le maire de Québec juge qu’elle nuit à l’économie et, surtout, à sa ville qui se fait « vampiriser », prêtez-moi l’expression, par une multitude de banlieues avoisinantes.

Lamontagne plaide à partir de 1966 pour une rationalisation des frontières municipales du Québec métropolitain en créant 3 grandes villes. Plusieurs maires s’opposent farouchement à ce projet, mais certains autres, sensibles aux arguments de Lamontagne, finissent par accepter les offres de fusion de Québec. De 1969 à 1976, quatre de ces municipalités vont faire passer le territoire de Québec de 23 à 88 km2.

Lamontagne fait aussi construire une grande usine de filtration qui sera inaugurée en 1969. Cette usine règle le problème de l’eau potable à Québec, qui était de très mauvaise qualité. En même temps, le maire s’assure d’un argument de poids pour fusionner d’autres petites municipalités des alentours, elles aussi aux prises avec des problèmes d’eau potable, mais qui sont incapables de se payer un équipement aussi coûteux.

En même temps, le maire de Québec doit s’assurer de l’appui des gouvernements supérieurs, celui de Québec surtout. Il y parvient très bien en étant apolitique, sachant trop bien que les gouvernements changent et que sa ville ne doit pas souffrir des allégeances politiques du maire. Quelques années auparavant, Maurice Duplessis n’hésitait pas à agir ainsi envers les élus municipaux.

Comme la Ville n’a pas beaucoup de revenus pour lancer de grands chantiers (usine de filtration, restauration des quartiers délabrés, construction de HLM), Lamontagne se devait de rallier les gouvernements supérieurs à ses projets et de faire valoir ses points de vue. Ce n’était pas toujours facile, les élections venaient souvent brouiller les cartes, et le gouvernement du Québec, dans sa capitale, pesait très lourd et imposait souvent son agenda dans le développement.

Le cas de la colline parlementaire et des grandes autoroutes en est le meilleur exemple. Dans ces dossiers, la Ville était consultée et pouvait proposer, mais sans plus. Des erreurs ont été commises dans le réaménagement urbain qui fut mené. Le maire, il faut l’avouer, était un ardent promoteur de la modernisation de Québec, de la construction d’édifices en hauteur et de la construction de voies d’accès. Tout ceci devait améliorer la situation budgétaire de la Ville, qui était toujours déficitaire, la revitaliser, attirer les investisseurs et créer de l’emploi. Or, ce type de développement urbain, orienté vers l’automobile et où le béton prédomine, était alors en vogue partout en Amérique du nord.

Aujourd’hui, il est souvent décrié, mais il ne faut pas croire que le maire Lamontagne en était le seul responsable. En réalité, beaucoup de gens prêtent un pouvoir exagéré au maire de Québec en s’imaginant qu’il pouvait réellement s’opposer aux volontés du gouvernement du Québec. Il était souvent obligé de jouer à l’équilibriste.

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C’est René Lévesque qui, en 1962, convainc Lamontagne de se lancer en politique. Les deux hommes deviendront bien des années plus tars des adversaires politiques, l’un souverainiste, l’autre fédéraliste. Il seront néanmoins toujours en bons termes, et Lévesque dira souvent avec humour qu’il n’aurait jamais pensé que Lamontagne « tournerait mal » à ce point.

Quelles ont été, selon toi, les qualités indispensables qui ont fait de lui un « influenceur »?

L’intégrité et l’honnêteté instaurée dans la vie municipale à partir de 1965, ainsi que la réalisation de promesses électorales directement reliées à l’amélioration des conditions de vie de la population. Cela lui a valu d’être réélu en 1969 et 1973, cette dernière par acclamation, ce qui lui a donné beaucoup de crédibilité face aux gouvernements supérieurs.

Lamontagne est aussi un homme qui a toujours géré les deniers publics avec une grande prudence. Même ses adversaires politiques en convenaient. Il a toujours préféré concilier les différents acteurs municipaux pour trouver des solutions rationnelles aux problèmes municipaux.

C’est un homme qui, de plus, avait une vision large de l’avenir de la capitale, capable de proposer un projet mobilisateur pour matérialiser cet avenir.

Son influence, est-elle encore prégnante dans la vie québécoise alors que c’est aujourd’hui un homme âgé (92 ans) ?

Je crois que oui. Il possède une véritable autorité morale et les médias le sollicitent constamment pour obtenir son opinion. Il s’est toujours gardé de jouer à la « belle-mère », mais sa présence médiatique est notable sans nécessairement être politique.

On a cependant bien vu, en 2007, à quel point son appui au candidat Régis Labeaume a propulsé ce dernier en tête dans les intentions de votes. Labeaume a lui-même reconnu à quel point la lettre ouverte de Lamontagne, dans Le Soleil, avait eu des répercussions positives dans son porte-à-porte et ses rencontres avec les électeurs.

À mon avis, il exerce une influence importante, politique ou morale, depuis près de 50 ans dans la région. C’est assez exceptionnel. 

Régis Labeaume, actuel maire de Québec, a su mener sa campagne tambour battant, notamment grâce à une grande maitrise de l’agenda médiatique et en imprimant son propre tempo. Il a su garder l’initiative dans la manœuvre ce qui a mené à une victoire écrasante (80% du suffrage, autant dire un plébiscite). Son ambition première a été de « mettre la ville de Québec sur la map » et de promouvoir des sujets économiques structurants à long terme (comme le projet de TGV Québec/Winsdor/USA par exemple). C’est aussi un bon communicant, même si tout le monde n’est pas fan quant aux méthodes… Peut-on y voir un lien de parenté entre Lamontagne et lui ? Une sorte de nouvelle garde ?

Chaque maire de Québec a sa propre personnalité. La population de Québec aime beaucoup les maires au franc-parler, qui ont des projets et qui prennent les moyens de les réaliser. Lamontagne savait toujours profiter de l’initiative politique, il tâchait de la garder et savait couper l’herbe sous le pied de ses opposants, les surprendre. Lamontagne et Labeaume sont tous les deux issus des milieux d’affaires, certes, mais leur style est très différent.

Le maire actuel est beaucoup plus flamboyant que son prédécesseur. Ce dernier avait déjà été traité de « robot » par un de ses adversaires, à l’époque, en raison de son style sobre, mais efficace et peu porté aux éclats.

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En juillet 1969, le maire en compagnie des promoteurs de l’hôtel Loews-Le Concorde.

Une dernière réflexion ?

D’abord, te remercier de me faire une place par cet article. Et aussi simplement dire que j’ai tout donné pour réaliser cet ouvrage qui se lit comme un roman et compte plus de 100 photos. Je l’offre à tous ceux qui s’intéressent à la guerre, à la politique, à l’histoire en général. Les années Lamontagne sont marquantes à Québec, et ce livre permet de les revivre et de comprendre cette période charnière de l’histoire de notre belle capitale.

Ce livre s’adresse également à tous ceux qui ont apprécié Gilles Lamontagne à travers les années, et constitue un cadeau de Noël parfait. J’espère que vous serez nombreux à vous le procurer et je vous en remercie sincèrement.

Si vous souhaitez voir un résumé de la vie de G. Lamontagne, vous pouvez également consulter la petite vidéo de Radio Canada à cette adresse :

http://www.radio-canada.ca/audio-video/pop.shtml#urlMedia%3D/Medianet/2008/RDI2/TelejournalSurRdi200804112100_2.asx&promo%3DZAPmedia_Telejournal

A SAVOIR : Le lancement officiel du livre se tiendra jeudi 18 novembre, à l’Hôtel de Ville de Québec. L’ouvrage sera disponible dans toutes les bonnes librairies.

Lamontagne_livre

 

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