Diplomatie d’influence & ingérences étrangères : les politiques canadiens oscillent entre mauvaise foi et naïveté

Richard_fadden

Y’a-t-il, au royaume de l’ours polaire et du sirop d’érable, des autorités politiques canadiennes sous influence de puissances étrangères ? Le sujet, lancé comme un pavé dans la mare  par Richard Fadden, patron du Service Canadien de Renseignement et de Sécurité (SCRS), a nourri bien des débats cet été. De nouvelles révélations viennent apporter de l’eau à son moulin. Bienvenue dans le monde de la diplomatie d’influence…

Rappel des faits :

Fadden, lors d’une interview à la CBC, avait indqué que, selon ses informations, des membres de cabinets ministériels provinciaux et certains élus et fonctionnaires seraient sous influence étrangère, notamment chinoise. Il déclara cela la veille de la visite du président chinois au Canada. C’est ce qui s’appelle avoir le sens du timing… Une partie de la classe politique (NPD et Bloc Québécois en tête) poussa alors des cris d’orfraie et demanda, comme première action de salut publique… la démission du patron du SCRS ! Ils arguèrent notamment qu’il en avait trop dit. En fait, il fallait plutôt entendre « pas assez dit », car ses affirmations laissent, depuis, planer la suspicion sur certaines hommes politiques issues de l’immigration.

Interview R. Fadden, CBC

 

Peu de personnes publiques avaient alors appuyé Fadden, hormis quelques commentateurs avisés et anciens professionnels du renseignement canadien comme Michel Juneau Kutsuya

Interview Kutsuya

 

Mais voilà que la donne semble changer avec le témoignage de Daniel Sweeney, paru il y a 5 jours dans le Vancouver Sun… Membre de longue date du Parti Libéral du Québec, celui-ci affirme que, depuis des années, nombreux sont les différents corps diplomatiques étrangers qui essaient d’influencer la politique canadienne. Et ce, de manière si intense et agressive qu’il est finalement difficile de parler de ”simple action diplomatique”…

 

Le retour de bâton: de l’intérêt de savoir lorsqu’on joue dans la cour des grands…

Daniel-sweeney

Sweeney explique qu’il y a quelques années, alors qu’il était membre de la “cultural communities commission of the provincial Liberal party”, il lui avait été demandé d’approcher des diplomates étrangers afin de développer au mieux des liens avec les communautés immigrées installées au Canada. C’est un calcul électoral comme un autre. Il raconte que, très vite, il a eu de la part des différentes représentations diplomatiques des demandes qui n’avaient rien de bien classique  Il s’agissait de changer la ligne du parti libéral sur certain points ou d’obtenir des faveurs pour les différentes communautés expatriées à Montréal. Particulièrement pour la communauté russe. Il lui a notamment été demandé de soutenir un programme spécial pour le développement du Nord canadien par les russes (sujet loin d’être anodin) ou bien encore d’accélérer des processus d’investissement étrangers au Québec… Il rapporte  qu’on lui répétait invariablement : ‘It’s good for the Russian community…’

Inquiet des demandes toujours plus pressantes, il finira  par signaler en 1996 ce modus operandi aux services de la Gendarmerie Royale Canadienne (GRC) qui transmettra le dossier au Service Canadien de Renseignement et de Sécurité (SCRS). Durant deux ans, Sweeney sera alors régulièrement débriefé par un agent du SCRS, après chacun de ses entretiens avec les diplomates russes.

 L&agrave
; où la naïveté et le politiquement correct sont désarmant, c’est lorsque Christian Martin, ancien président du  “party’s cultural communities commission” confirme que si les libéraux du Québec ont effectivement eu comme politique d’approcher les diplomates étrangers dans le cadre de leur activités,  “il doute néanmoins que les membres de son parti se soient montrés vulnérables à l’influence étrangère”. Le SCRS, lui, préfère ne pas commenter l’affaire…

La (vraie) manipulation expliquée aux politiques

Chris Mathers, ancien officier infiltré de la GRC, le rappelle dans l’article du Vancouver Sun : le premier pas pour arriver à ses fins est de devenir ami avec la cible, notamment lors d’évènements sociaux. S’en suivent ensuite cadeaux et petites attentions. Il devient alors plus difficile de dire “non” à vos nouveaux amis. Il précise d’ailleurs que les milieux mafieux ne font pas autrement…

 Dans le langage des professionnels de l’influence, on appelle cela de la manipulation via les « règles de réciprocité sociale ». La règle de réciprocité consiste en ce qu’il faut s’efforcer de payer de retour les avantages reçu d’autrui (services, cadeaux, …). Cette règle simple, avec le sentiment d’obligation qui l’accompagne, est remarquable surtout par son extension : aucune société humaine n’y échappe. En fait, cette règle est à la base du principe d’altruisme réciproque de la psychologie évolutionniste sur lequel se base nos sociétés basées sur la coopération. La réciprocité possède donc une force suffisante pour produire une réponse positive à une requête qui, sans ce sentiment provoqué d’obligation, aurait été repoussée.

Cette forme de manipulation se combine d’ailleurs fort bien avec une seconde que l’on nomme “la technique du pied dans la porte”. Le fait d’accepter une première requête assez minime prédispose à en accepter une seconde plus importante plus tard. La technique s’applique particulièrement bien avec une requête à caractère pro-social. L’aide à autrui ou à la collectivité est le secteur le plus florissant du Pied-dans-la-porte. Ah, mais au fait, que répétaient les diplomates russes à notre cher Sweeney ? ‘It’s good for the russian community…’

Ces petits tours de passe-passe sont issus des recherches en psychologie sociale. Si le sujet vous intéresse, je ne saurai que trop vous recommander la lecture de “Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens” et de “Psychologie de la  manipulation et de la soumission”. Sinon une courte synthèse est disponible ici.

Et maintenant, quel plan de match ?

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Si Sweeney a fait ces déclarations c’est, dit-il, pour alerter les autorités et sensibiliser ses confrères. Le ministre fédéral de Citoyenneté et Immigration Canada estime quant à lui qu’il n’est pas nécessaire d’édicter de nouvelles règles pour border le sujet. Le simple bon sens suffirait.

Rien ne changera avec l’édiction de nouvelles instructions écrites, certes. Par contre, il y a certainement un gros effort de sensibilisation et de formation pour l’ensemble des personnes susceptibles d’être confrontée à ce genre de situation. Car non  seulement le “gros bon sens” ne suffit pas toujours face à des manipulateurs expérimentés, mais surtout, il préjuge que tout élu, membre de parti ou fonctionnaire soit déjà doté du gros bon sens en question…

Il semble surtout souhaitable qu’une partie de la classe politique canadienne arrête de faire l’autruche et cesse de taper sur le SCRS lorsque celui-ci fait correctement son travail. On imagine bien que Fadden, qui n’est pas tombé de la dernière pluie, avait soupesé chacun de ses mots avant de se donner en spectacle à la CBC. Et son timing correspondait sans doute à un effet politique dont il est le seul à en connaitre la réelle portée. Quoiqu’il en soit, peu de politiques ont réellement souhaité s’emparer du sujet sur le fond. Chacun étant occupé à hurler avec les loups.

Certains plus fort que d’autres d’ailleurs, puisque Maria Mouranie élue du Bloc Québécois et porte-parole sur les questions de Sécurité Publique a été la plus véhémente à l’endroit de Richard Fadden.

Là où cela commence à devenir intéressant, c’est lorsqu’on apprend que lors de l’intronisation de M
ourani
(qui est d’origine libanaise) à la Chambre des Communes, pas moins de six ambassadeurs et trois diplomates, dont ceux de l’Arabie saoudite, du Yémen, des Émirats arabes unis et de la Turquie, ont tenu à souligner ce grand événement et ont assisté à sa cérémonie d’assermentation. La nouvelle députée s’est dite honorée de cet appui et elle leur a lancé: «Je serai à votre écoute». La même source nous apprend que quinze mois plus tard, lors d’un souper spectacle en son honneur, Mourani a «chaleureusement salué toutes les personnes qui l’ont soutenue dans son action depuis son entrée dans l’arène politique», y compris des diplomates de la Turquie, de l’Algérie et du Liban… La photo ci-dessous est éloquente. Il semble y avoir comme un problème de légitimité dans ses prise de position contre le SCRS. 

Mourani_et_ambassadeurs

Anamnèse VS amnésie journalistique

Les média ont également une responsabilité dans cette affaire. S’ils ont été nombreux à faire caisse de résonnance suite à la déclaration estivale de Fadden, seuls deux quotidiens canadiens anglophones mineurs ont fait mention du témoignage de Sweeney la semaine dernière. Plus troublant, les média semblent faire preuve d’amnésie dans le traitement de ce genre de problématique. Car en effet, il y a déjà eu de sérieux précédents dans les années 90 au Canada. C’est ce que rappelle un article (que je vous conseille vivement) de L’aut’ Journal. Extraits :

Dans son livre « Dispersing the Fog, Inside the secret world of Ottawa and the RCMP », le journaliste Paul Palango, ancien national editor du Globe and Mail, raconte que, cinq jours après sa nomination par Jean Chrétien, Giulano Zaccardelli (à l’époque directeur de la GRC) avait déclaré devant une presse médusée : « Pour la première fois dans ce pays, nous voyons les signes d’organisations criminelles si sophistiquées qu’elles cherchent à déstabiliser certains aspects de notre société. Ce sont des organisations criminelles qui cherchent à déstabiliser notre système parlementaire. » Certains journalistes, raconte Palango, savaient qu’il faisait référence au Projet Sidewinder, une enquête conjointe de la GRC et du SCRS, entreprise huit années auparavant par suite de la découverte d’irrégularités au consulat canadien à Hong Kong. Les enquêteurs en étaient venus à s’intéresser aux liens entre le gouvernement chinois, les triades criminelles chinoises et certains hommes d’affaires et politiciens canadiens influents. […] Selon eux (les enquêteurs, NDLR), l’opération Sidewinder « a pour la première fois exposé les efforts considérables déployés par la Chine pour infiltrer, et éventuellement piller, l’économie canadienne ».« Plus préoccupant encore, ajoutent-ils, les enquêteurs du SCRS et de la GRC mobilisés par ce projet depuis mai 1996 ont démontré l’existence d’une alliance formée pour l’occasion par un trio infernal : services secrets chinois, triades mafieuses et hommes d’affaires chinois ».

Pour conclure, et remettre les choses en perspective, il faudrait faire preuve d’une bien grande naïveté pour croire que le  concept, très à la mode et “à géométrie variable”, de diplomatie publique/diplomatie culturelle ne fait de dégâts qu’au Canada. Si vous souhaitez pousser plus loin votre réflexion sur ce dense sujet, mon ami Benjamin Pelletier vous livre, dans un excellent article, les ficelles de l’influence américaine dans les banlieues françaises.

David

Credits Photo Sweeney :Dario Ayala, Post Media news.

Credits Photo R. Fadden : Radio Canada

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